Calme, méthodique,  le vieil homme au monocle referma chacun des six premiers rideaux qui encadraient la pièce. Par coutume, il laissa le septième légèrement entrouvert, pour que le trait de lumière dessine  sa progression sur la table et, à l'ouverture de la séance, éclaire celui qui siégerait à sa tête.

L'homme poursuivit sa besogne avec minutie en époussetant chacun des meubles de la salle. Consciencieux, il n'humidifia pas trop son chiffon, permettant ainsi à quelques particules insaisissables de stagner dans l'air. Comme un passé en apesanteur, ces vétilles semblèrent figées par les rayons du soleil, avant d'être subitement ballottées dans le sillon du vieillard qui s'affairait à la tâche. Car tout était mesuré, réfléchi et étudié. L'homme savait que son employeur appréciait ces atmosphères denses, presque étouffantes, où les volutes de fumée s'élevaient avec difficulté.

Enfin, il disposa un cendrier vide et un verre propre à la gauche de chacun des fauteuils, ainsi qu'une bouteille de Kvas de chaque côté de la table, allant jusqu'à ajuster l'orientation de l'étiquette, par souci de lisibilité. Son travail accompli, il referma les portes qui, dans une heure, verraient passer tout le commandement des Crows.

* * * *
Avec les Mains et quelques chefs soigneusement sélectionnés, le rendez-vous avait été fixé ce jour, pour discuter de nouvelles directives stratégiques prises par le Parrain. Une fois dans la pièce, Jared s'installa en bout de table, sous la chaleur d'un rayon de soleil. Un sourire remonta légèrement la cicatrice traversant ses lèvres, laissant supposer une expression de douceur sur son visage. Viatcheslav, le vieil assistant borgne, avait vu juste, comme à chaque fois.

-" Prujina tchesti nash koumir. " Fit-il au reste de la table, laquelle répéta alors d'une seule voix cette phrase, délibérément tronquée, extraite d'un vers d'un poème russe.

Le protocole était respecté, la séance pouvait débuter.

Faciès aplati, menton particulièrement large, la laideur de l'homme s'opposait à son rang de Mac. Et pourtant, il siégeait à la même table que les autres Grands Noms du clan. Lorsqu'il fut amener à prendre la parole, une bonne partie du Kvas s'était déjà déversé dans son gosier.

Il présenta quelques chiffres, ainsi qu'un début de projet d'aménagement pour sa "Maison", supposé relancer l'activité. Vingt minutes d'un monologue pesant, qui n'arracha aucune émotion au Parrain, ni ne le fit intervenir d'une quelconque façon. Lev Dourov pensait participer à la stratégie de la famille, mais il n'affichait là que le bilan médiocre d'une année toute aussi médiocre.

Il aurait du relever l'irrégularité de ses recettes sur les trois derniers mois, avec un sursaut inhabituel il y a quinze jours de cela. Tout comme il aurait du noter l'absence de plusieurs de ses recruteurs depuis le début de la semaine. L'Hideux, -ainsi était-il surnommé au sein même de la famille-, officiait d'une bien piètre façon au management de sa maison et noyait son incompétence dans l'alcool, avant de réorienter sa frustration en colère sur ses filles.

Par dessus toute anticipation, Lev aurait dû s'interroger bien plus tôt sur l'inaction de sa hiérarchique directe et Main Droite du Gang : Pegah. L'intransigeance de cette femme ne nécessitait plus aucune preuve pour quiconque l'avait côtoyée au moins une fois. Alors pourquoi tout ceci semblait si simple ? Berner les Corbeaux et leur Marionnettiste en chef ne s'apparentait-il plus qu'à un jeu d'enfant ?

-" Viatcheslav. " L'appel de Jared fit émerger le vieil homme au monocle de l'ombre. Muet depuis l'enfance, l'assistant avait su développer son ouïe, au point qu'il donnait l'impression de réagir avant même que son nom ne soit complètement prononcé. Il retourna dans l'obscurité immédiatement après avoir déposé un feuillet devant un Lev Dourov confus.

À l'intérieur du document, le Mac y trouva les photos de deux hommes, l'un dirigeant un casino de Delta, l'autre conseiller au sein du cabinet du gouverneur de LibertyTown. Ces photos partageaient deux similitudes. La première : ces deux hommes s'avéraient indirectement liés aux deux gangs rivaux des Crows. La seconde : l'Hideux se trouvait sur chacune d'elle.

Si l'incompétence pouvait être corrigée, la traitrise, elle, ne pouvait aboutir qu'à une seule chose : la purge.

Lev aurait dû remarquer le piège dans lequel il venait de tomber. Il aurait dû constater la réaffectation de plusieurs de ses hommes par Pegah et Jared. Il aurait dû apercevoir ce-dernier s'être levé et se tenir à présent derrière lui.

Mais il n'avait rien vu. Ni l'éclat de la lame qui s'afficha en plein jour, ni la main qui la tenait sous son menton. Non, tout ce qu'il distingua fut la flaque carmin recouvrant les photos, accompagnée d'un picotement vif et intense.

Et puis plus rien.

-" Démarrez l'opération Iejov. " L'ordre avait été donné et la purge pouvait débuter.

Douce, fragile, la belle de nuit se préparait pour son futur client, un Crows. Aucune règle n'interdisait à un Corbeau de s'offrir les services de l'un de ses pairs. Il était alors à considérer comme n'importe quel autre client, et de ce fait, ne jouissait d'aucune faveur qui n'eut été préalablement chiffrée, puis payée. La jeune femme comprenait parfaitement ce principe et en usait à merveille.

Elle offrait ce petit plus qui transformait l'acte sensuel, bien que corrompu par l'argent, en un moment de délice et de partage. Peinture, chant, musique, débat, ainsi ses services s'accompagnaient généralement d'arts et de conversations cultivées, au point d'être surnommée la Geisha de Moscou. Produit pur souche de la mère patrie, elle n'avait d'asiatique que les tatouages et les pratiques.

La jeune Lena jouissait donc d'une clientèle fidèle, régulière et docile. Sa maquerelle en était pleinement consciente et favorisait ce genre d'attitude. Mais ce jour sonnait d'une musique quelque peu différente. Le client, bien que coutumier de Lena, ne pourrait s'offrir ses services. Un ordre du Parrain lui ôtait ce droit, tout comme celui d'exister.

Alors, dès qu'il passa la porte de la chambre, l'entremetteuse l'enlaça de ses bras séducteurs. Elle approcha sa bouche ensorcelante de celle du jeune corbeau et prononça la funeste sentence.

-" Dlya Sem'ya. " La formule d'allégeance à la famille signifia l'égorgement du Corbeau.

Malsaine, dangereuse, la belle de nuit débuta un nouveau tableau avec du rouge.

* * * *

L'odeur aigre d'un nettoyage sommaire enivré l'ensemble de Beta. Soigneusement orchestrée par le Parrain, cette purge annonçait un changement drastique dans les affaires des Crows. Là où la plupart y verrait un règlement de compte avec certains traitres manifestes, d'aucuns y décèleraient le renouveau de la famille.

Assis dans la salle de réunion, à côté du cadavre de Lev, Jared fixait son téléphone danser d'une vibration perpétuelle, tant les messages affluaient en continu. Chacun des texto n'affichait pourtant qu'un simple "Probuzhdeniye", signifiant la réussite de la tâche affectée et l'affiliation à cet éveil des Crows.

Un sourire se dessinait sur le visage du Parrain, au rythme des réussites successives.

La veine ambition d'un client rancunier obscurcît pourtant le tableau. Dans la confidence, penché à l'oreille du Parrain, un Corbeau lui révéla l'accident de voiture de l'une de ses mules, survenu quelques instants plus tôt⁽¹⁾. Les détails de la course lui furent fournis, adresse, nom, nature du colis, prix fixé, une photo du vieillard glissa même sur la table. Jared l'immobilisa entre deux doigts et grava ce faciès moustachu dans sa mémoire.

Malgré la plupart de ses effectifs affectés à l'opération Iejov, Jared semblait déterminé à faire de ce client un exemple. Jouer sur deux plateaux à la fois ne représentait pas un véritable challenge pour le quadragénaire

- " Qui était le transporteur ? " Demanda alors le Parrain à son agent.

- " John Doe. "

- " Johnny... " Anciennement Donovan, rebaptisé par le Parrain comme la promesse d'un nouveau départ au sein de sa seconde et nouvelle famille. " ... Et ses médiateurs ? "

- " Nikolaï Zoubkov et Boris Vitaïev. " Deux Corbeaux Russes dont l'efficacité n'était plus à prouver. Le schéma d'une solution se dessina assez vite dans l'esprit du quadragénaire.

" Transporter John à l'Hôpital Abraham, faites en sorte qu'il soit pris rapidement en charge par les urgences. " Un léger sourire illumina son visage. Pourquoi se contenter de deux échiquiers, lorsqu'un troisième s'offrait à vous ? " Que Nikolaï et Boris me ramènent le client. Vivant. " L'agent acquiesça et se retira.

Ôtant la coque arrière de son téléphone, Jared en extirpa la batterie, puis la carte SIM qu'il tendit sur le côté. La main du vieux Viatcheslav émergea alors de nulle part pour s'en emparer. La carte disparut en même temps que la main, avec tout son contenu. À son tour, Jared quitta les lieux, une autre affaire nécessitait sa présence.

Les parties jouées en parallèles se multipliaient à mesure que le Parrain agitait ses marionnettes sur l'estrade de LibertyTown.

---

⁽¹⁾ Voir RP de John Doe : Gueule de bois, course et embrouilles.